68.
La femme rousse au grand chignon hésite, redresse sa poitrine généreuse :
— Oh ça va ! Ce n’est pas parce que mamie dit qu’elle aime la nature qu’il faut la pousser dans les orties.
Elle s’arrête, contente de sa phrase, puis finit par cracher.
— Bon, puisqu’il le faut. Je suis donc la deuxième arrivée ici. Moi j’ai été amenée ici par… le hasard. Comme je te le disais la dernière fois, mon histoire extraordinaire commence un beau matin de juillet quand j’ai été élue Miss Plus Beau Bébé de l’hôpital San Michelangelo. Moi non plus je ne suis pas française, je suis née en Italie, dans la région des Pouilles.
— La France est un carrefour des peuples, rappelle Fetnat doctement.
— Contrairement à Orlando, je n’étais pas bonne à l’école. J’étais juste très belle et, depuis mon élection, j’attirais l’attention de tout le monde grâce à mon physique très avantageux.
— « La fonction crée l’organe, l’absence de fonction défait l’organe », annonce Kim.
— Ça veut dire quoi ? demande la femme avec méfiance.
— Ben, si tu es intelligente tu n’as pas besoin d’être belle, et si tu es belle tu n’as pas besoin d’être intelligente. Le simple développement d’un talent empêche l’autre d’émerger.
— Rien compris. Mais je me doute que ça doit être encore un truc de mec misogyne, maugrée-t-elle.
— Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! s’exclame Orlando.
— Tais-toi, mécréant. J’étais belle, mais j’étais pieuse. Je voulais rentrer dans les ordres, devenir sœur, rester vierge, épouser le Christ. Au couvent, la mère supérieure m’a dit que j’étais trop ravissante pour rester cloîtrée. Pour elle c’était, je reprends ses propres termes, « du gâchis ».
— Je me marre, poursuit le légionnaire.
— C’est même elle qui m’a permis de rentrer en contact avec un type pour participer à des concours de beauté adultes. D’abord Miss « Tee-Shirt mouillé ». Puis j’ai été élue Miss Beauté de la boîte de nuit du quartier, le Pepper Mint. Puis j’ai enchaîné Miss Camping de la plage, et Miss Fête des vendanges. Là, j’ai commencé à faire des photos comme mannequin dans les magazines. Et j’ai compris que je plaisais beaucoup aux hommes.
— Pfff, tu parles, tu posais pour des publicités de mortadelles. Il faut dire qu’à l’époque tu ne louchais pas !
— Tais-toi, insolent ! C’est Dalida que tu insultes à travers moi ! Le strabisme léger est au contraire un supplément de charme. Ça donne un regard intense.
— Passer de bonne sœur à Miss Tee-Shirt mouillé, c’est quand même une vraie évolution de carrière, souligne Kim.
L’ex-Miss ne relève pas.
— Mais je voulais aller plus loin dans ma carrière artistique. Je voulais être actrice. J’ai donc fait des castings pour des tournages. Et ça a tout de suite marché. J’ai démarré une carrière dans le cinéma…
— … porno, complète Orlando.
— … érotique, rectifie Esméralda. Ça n’a rien à voir ! Espèce d’inculte ! Et puis je savais qu’au début il faut accepter les rôles un peu dénudés si on veut réussir dans le septième art.
— Qu’est-ce qu’on raconte pas comme conneries pour abuser les gamines ! Je suis sûr que même Cassandre ne serait pas tombée dans ce panneau.
Esméralda hausse les épaules.
— Beaucoup de grandes actrices italiennes ont commencé comme ça. Mais en tout cas j’ai jamais enlevé mon slip devant un objectif ! Jamais aucun cameraman n’a vu mon minou, je vous le jure. Et j’ai toujours gardé dans les films mon crucifix en pendentif.
— Sur une poitrine nue, c’est encore plus excitant, ajoute Orlando, taquin.
— Peut-être avez-vous vu un de mes films, mademoiselle ?
Elle me donne du « mademoiselle » maintenant. Je ne suis plus la « petite », « Blanche Neige », « Cendrillon » ou « La sangsue ». Si je lui réponds oui, elle va m’adorer. Mais elle va me demander lequel. Cette femme a tellement envie d’être confirmée dans l’idée qu’elle est importante et digne d’être admirée.
— Femme en liberté ? de Franco Magnano.
La jeune fille secoue la tête de droite à gauche en signe de dénégation.
— Sans aucun complexe ? de Tonio Rossi.
— Désolée.
— Un automne à Ibiza ? L’homme au chapeau gris, Les amis de la pleine lune ?
Déçue, Esméralda effectue néanmoins un geste désinvolte montrant que cette ignorance n’est pas déterminante pour la suite du récit.
— Donc je suis devenue une actrice importante. J’ai même été choisie pour faire la couverture et le grand poster central détachable de Playboy France. Dans l’article, le journaliste disait, je cite, qu’il y avait Gina Lollobrigida, Sophia Loren, Claudia Cardinale, mais que désormais il faudrait ajouter Esméralda Piccolini au nombre des beautés torrides qui illuminent le cinéma italien. Aaahh… toute une génération d’hommes se sont endormis le soir en fantasmant sur moi et en murmurant mon prénom. « Es-mé-ralda ».
— Ouais, tu étais l’idole des camionneurs et des adolescents boutonneux. Ils se branl…
— Ne gâche pas tout avec tes mots sales !
— On le sait que tu es une star ! Allez, continue ton histoire, Duchesse, l’encourage Fetnat.
— N’empêche que tu n’as jamais tourné un vrai film où tu ne t’es pas déshabillée, rappelle Orlando avec une moue narquoise.
— Détrompe-toi ! C’est ce qui était prévu dans Le destin de Coralie, un drame psychologique tourné par un réalisateur français de la Nouvelle Vague. Jean-Charles de Brétigny.
Le visage de Cassandre révèle son ignorance face à ce nom censé être célèbre.
— J’avais des répliques de plus de quarante lignes à apprendre par cœur ! Trois semaines de tournage. Je ne montrais même pas un bout d’épiderme de mon épaule, cher Baron. Avec ce film, j’aurais pu monter les marches au festival de Cannes.
Sa voix reste en suspens, tandis qu’elle s’imagine cet instant de consécration.
— Et puis est arrivé « l’incident regrettable ».
L’ex-actrice se gratte les seins. Aussitôt c’est le signal, tous se grattent frénétiquement.
— Sur le tournage, Jean-Charles m’a demandé de venir dîner avec des gens qui étaient, selon lui, très importants pour le financement du film. C’étaient des types aux cheveux teints et gominés, avec des bagues à tous leurs doigts boudinés. Durant le dîner j’étais la seule femme, et j’ai vite compris comment Jean-Charles voulait motiver ses amis à financer son film. Ils ont fini le repas fin soûls, et l’un des types a essayé de m’embrasser. Je l’ai planté au ventre avec une fourchette. Et puis, dans le feu de l’action, j’ai aussi balafré le premier assistant qui tentait de me maîtriser.
— Ben voyons. T’es soupe au lait, toi aussi, finalement, reconnaît Kim en relevant sa mèche bleue.
— Dire que sur tous mes tournages de série « B » je n’ai connu aucun problème, et que c’est sur ce film sérieux qu’est arrivé ce regrettable incident.
— Ce qu’elle ne te raconte pas c’est que, alertés par les cris des convives, les autres acteurs sont arrivés à la rescousse de la production. La Duchesse en a planté deux, toujours avec sa fourchette. Dont un sérieusement, si je ne m’abuse.
— Des figurants qui faisaient du zèle pour avoir un rôle plus consistant. J’étais en état de légitime défense. Vous ne pouvez pas savoir comme c’est teigneux, les figurants, ils peuvent tuer pour avoir un petit rôle.
— Tu parles, Duchesse ! Tu aurais pu leur parler, je suis sûr que ça aurait pu marcher, remarque Orlando. Ou leur montrer tes seins, ça les aurait calmés !
Elle ne relève pas, toute à ses souvenirs.
— La police, pour une fois, est arrivée très vite. Les studios étaient un peu plus au nord d’ici, pas loin du dépotoir. J’ai filé, je me suis cachée dans ce lieu providentiel et j’ai trouvé les gitans. Ils m’ont hébergée pour la nuit. La vieille m’a dit qu’il y avait déjà un autre type dans la même situation que moi et qu’on devrait fonder une famille. C’est là qu’ils m’ont présenté un gros type barbu, aux longs cheveux blonds et sales, qui était en train de boire, avachi sur des sacs.
Orlando se gratte la barbe et confirme.
— Dès que je l’ai vue, ç’a été une révélation. Je me suis dit : c’est la femme…
Il reste un instant silencieux, puis finit sa phrase :
— … qui va me faire chier pour un bon bout de temps !
Fetnat et Kim hochent la tête en signe d’approbation.
— C’était la première fois qu’il rencontrait autre chose qu’une pute, tu parles d’un choc ! précise Esméralda.
— Ah oui, d’ailleurs ça a changé ma vie. Et ma vision des femmes. C’est sûr.
Elle hausse les épaules.
— Avec Orlando nous avons visité la décharge. Nous étions comme Adam et Ève chassés du paradis, prêts à nous installer dans un nouveau monde.
Je ne les voyais pas comme ça, Adam et Ève.
— Ouais. Le paradis des ordures, si tu vois ce que je veux dire, nuance Fetnat.
— Et nous avons trouvé ce coin, explique l’ancien légionnaire, c’est une cuvette naturelle entourée de collines de déchets et de pneus qui le camouflent. Il est protégé par le cimetière des voitures, à l’ouest, qui nous sépare des gitans, et par les grandes montagnes de rebuts technologiques, à l’est, qui nous isolent des Albanais. L’idéal.
— Et, tels Romulus et Remus créant la ville de Rome, nous avons défini un périmètre et construit les premières cabanes troglodytes de ce village, poursuit la femme. Nous avons tracé les Champs-Élysées au nord.
— Vous vous êtes mis en couple ? demande Cassandre.
Esméralda rejette sa mèche d’un mouvement indigné.
— Avec ce porc obèse et alcoolique ? Plutôt crever. Dès qu’il a essayé de me faire des avances, je lui ai envoyé mon genou dans les couilles pour que les choses soient claires. Puis je l’ai terminé d’un coup de talon au même endroit, afin de bien préciser mon point de vue.
— Ah ça, reconnaît Orlando en grimaçant, la Duchesse n’aime pas les situations équivoques.
— On a fait tout de suite cabane séparée. Disons que nous étions deux associés dans une situation difficile. L’union de nos talents nous a semblé la meilleure solution de survie à long terme.
C’est étrange comme ils mélangent les mots compliqués et les mots vulgaires. Même leur langage est paradoxal.
— En fait, tu aimes Orlando, dit Fetnat, mais tu n’oses pas te l’avouer. Ça fait longtemps que tu n’as pas fait n’golo-n’golo, hein Duchesse ?
Esméralda ramasse la bouteille de vin et boit au goulot, puis rote. Puis, à la manière d’Orlando, elle jette la bouteille sur Fetnat qui se baisse pour l’esquiver. Le verre s’en va exploser plus loin avec un tintement cristallin.
— Faut trouver les bons partenaires. Les mecs, quand ils sont beaux, ils sont bêtes. Quand ils sont intelligents, ils sont moches. Et quand ils sont beaux et intelligents, ils sont homos.
Kim Ye Bin note la phrase qu’il trouve bien tournée.
— Et puis pour tout dire, c’est pas ma faute, j’aime pas le sexe. C’est pas du tout mon truc. S’enfoncer des excroissances de chair qui sentent mauvais, entourées de poils rêches, dans des orifices suintants qui sentent encore plus mauvais, et se secouer l’ensemble dans des positions ridicules qui feraient honte aux animaux, rien que l’image, ça me débecte ! Tu me vois glisser ma langue entre les mâchoires à l’haleine putride de ce gros dégoûtant ! Tu me vois écarter les jambes pour qu’il m’enfonce son truc minuscule, plus petit qu’un doigt, dans ma fente sacrée ? Ne nie pas, je t’ai vu nu plusieurs fois, tu as un tout petit sexe, Baron ! Un gros cul et une petite bite, voilà qui te définit bien. Tu me vois laisser ce sanglier éructant m’écraser, m’asphyxier pour finalement décharger un liquide visqueux dans mon… Ah non : le sexe, j’ai ma dignité, non merci !
— Qui te parle de sexe ? Je te parle d’amour, rectifie Fetnat.
— Dans ce cas, je n’aime pas l’amour. N’oublie pas qu’à l’origine je voulais être nonne. C’était ma vocation première et ma vraie destinée. J’ai juste eu un accident de parcours. Le sexe ne m’a apporté que des soucis et des contrariétés.
L’ancienne Miss tripote machinalement le grand crucifix doré qui émerge de la profonde vallée entre ses seins.
— De toute façon, même si j’avais voulu faire des bêtises, voilà-t-y pas qu’a débarqué ce grand escogriffe de Fetnat… Allez, à ton tour de faire palabre, « troisième citoyen ».